II
« Ce n’est point un conte que je vais vous faire, commença-t-il, c’est une histoire véridique que je tiens de mon grand-père, qui était chantre à l’église de Saint-Erblon, et qui savait lire dans tous les livres pieux et autres.
Or donc, longtemps avant que le grand chemin de Rennes à Nantes fût fait, vivait, à la ferme des Noyers, en Orgères, une jeunesse d’une rare beauté, qui croyait en Dieu et qui secourait son prochain. Ses gens, qu’elle affectionnait comme tout enfant doit le faire, comme de juste, l’aimaient au point de ne jamais rien entreprendre sans la consulter. Du reste, il faut l’avouer, elle était sage et entendue pour son âge, car elle comptait à peine dix-sept ans quand on lui proposa de s’établir.
Fraîche comme la fleur dont elle portait le nom, Rose Landelle n’était cependant point vaine de sa personne et ne faisait les yeux doux à aucun, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un grand nombre d’amoureux. Les galants venaient de plus de dix lieues à la ronde, tant la réputation de la fillette s’étendait au loin.
Cependant, continua le père Sanglé, il y avait un des amoureux qui était plus assidu et mieux accueilli que les autres. Il était du bourg de Chanteloup et s’appelait Pierre Sauvage. C’était un bon jeune gars, courageux et bon chrétien, avec cela doux comme une brebis. De plus, il avait un bon petit fait au soleil, ce qui ne déplaisait pas au père et à la mère de Rose.
Celle-ci ne disait ni oui, ni non, mais ne semblait point pressée de prendre un maître.
Pierre, cependant, ne désespérait pas de se faire aimer.
« Puisqu’on me laisse revenir, pensait-il, et qu’on renvoie les autres, toute chance de succès n’est pas perdue. »
Le malheureux était loin de se douter de tout ce que lui réservait la Providence, pour l’éprouver, sans nul doute.
Il y avait alors à Pont-Péan un grand vaurien appelé Jean Jumel, qui était contremaître à la mine, et qui gagnait de bon argent.
C’était un cadet muscadin, bien façonné et point innocent. Il savait tourner un compliment, chanter des chansons et en inventer même au besoin. C’était en un mot le béguin, la coqueluche du canton.
Ce mauvais sujet passait les soirées et presque les nuits entières dans un cabaret mal famé, situé au haut de la côte au bout de la lande, où tous les garnements se donnaient rendez-vous. Ce bouge affreux était tenu par un vieillard du nom de Jérôme.
Certains bruits couraient que de riches colporteurs, entrés pour passer la nuit dans cette auberge, n’en étaient jamais ressortis. Ce qui le fait bien supposer, c’est que l’on a trouvé, en défrichant la prée derrière la maison, un grand nombre de squelettes humains, il n’y a pas beaucoup plus de vingt ans. Mais, comme la police était mal faite dans ce temps-là, et que la maréchaussée allait elle-même se divertir dans ce mauvais lieu, on ne songeait point à inquiéter le bonhomme.
Ce dernier était d’ailleurs un maître fripon, un fin voleur, s’en allant la nuit par bois et chemins. L’on n’osait rien dire, bien qu’on le surprît souvent à serrer le bien d’autrui, parce qu’il était méchant et malicieux, et qu’il avait bientôt jeté des sorts à ceux qui le contrariaient. À preuve que la maison de Julien Ballard, le cantonnier, qui l’avait menacé de le dénoncer à la justice, fut bouleversée par des rats inconnus jusque-là. Ces animaux rongèrent tout ce qu’il y avait, et si Ballard n’avait décampé au plus vite, c’en était fait de l’homme, il était mangé à son tour.
Et Jacques Tardif donc, qui avait le corps couvert de petites bêtes dévorantes, pour lui avoir jeté des pierres une nuit qu’il le vit dans son courtil à déraciner des pommes de terre. C’est encore un fait certain et avéré, pourtant, qu’il ne put s’en défaire qu’en allant porter deux écus de trois livres au vieux Jérôme, qui dit des paroles dont auxquelles il n’y comprit goutte, et l’envoya avant le soleil levé au bord de la rivière, battre sa chemise pendant une heure avec une branche d’épine noire. Après cela, ce fut fini, il ne fut plus jamais inquiété.
Je vous citerais bien d’autres faits du vieux sorcier, si je vous racontais son histoire ; mais c’est celle de la Rose et non la sienne qui nous occupe présentement.
Donc, pour en revenir à Jean Jumel, ne s’avisa-t-il pas de dire à ses camarades de débauche qu’il avait envie d’épouser la belle Landelle. Les autres se moquèrent de lui, mais huit jours après ils furent bien penauds, quand ils apprirent que les accordailles avaient lieu.
Voici ce qui était arrivé :
Le pas grand’chose s’était rendu à la ferme des Noyers, beau comme un soleil. Il avait mis, l’astucieux serpent, son pantalon de futaine et son touron de castorine, qui faisaient valoir ses avantages physiques, et, dans quelques heures, avec son air guilleret, il entra plus avant dans le cœur de l’innocente que le pauvre malheureux Pierre depuis qu’il y venait.
Rose n’écouta ni les avis ni les conseils de personne, pas même les remontrances des siens, qui voyaient dans l’avenir de gros nuages noirs pour leur enfant. Elle était ensorcelée par ce luron, qui lui promettait monts et merveilles, c’est-à-dire plus de beurre que de pain, et qui l’endormait par ses paroles attifées et ses chansons ramageuses. Il fit tant et si bien que Pierre fut prié de rester chez lui, et qu’on tua un cochon gras pour célébrer les fiançailles, où tous les fermiers des environs furent invités.
Les personnes raisonnables et sensées la plaignaient entre elles parce qu’elle était aimée ; mais les jeunes filles enviaient son sort.
Pierre Sauvage se retira sans plaintes et sans murmures. Il voulut quitter honnêtement et respectueusement des gens qui l’avaient bien accueilli chez eux, et surtout ne pas laisser paraître sa peine devant un rival ; mais il ne fut pas hors de la maison que son pauvre cœur déborda de larmes. Il marchait au hasard, sans but, sans idée, abîmé dans sa douleur. Il s’arrêta bientôt pour jeter un dernier regard sur cette maison où il ne devait plus rentrer. Oh ! c’en fut trop ! ses jambes se dérobèrent sous lui, et il se laissa choir sur la bruyère, suffoqué par le chagrin.
Était-ce possible ? Qu’allaient devenir ses beaux rêves, ses riants projets d’avenir, ses douces espérances ? Tout son bonheur s’en allait à la fois. C’était sa vie que Jean Jumel était venu lui disputer.
Avoir depuis des années caressé l’espoir de devenir un jour l’époux de la meilleure fille du pays ; être sur le point d’atteindre le but, et voir son bonheur disparaître au souffle d’un mauvais sujet !
« O ciel ! s’écria-t-il, quel destin cruel me poursuit ! C’est à devenir fou de douleur, c’est à mourir de dépit !»
Toute la nuitée, il erra dans les champs et les chemins sans chercher un gîte, bien qu’on fût au mois de novembre et que la glace rompît sous ses pieds.
À l’aube, il reprit le chemin de sa demeure et ne reparut plus à la ferme des Noyers, où, pendant ce temps-là, l’on riait et chantait.
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